La véritable leçon à tirer de Mai 68, par Slavoj Zizek

LE MONDE | 02.06.08

L’un des plus célèbres graffitis apparus sur les murs de Paris en Mai 68 disait : "Les structures ne défilent pas dans la rue !"
– autrement dit : on ne saurait expliquer les grandes manifestations
étudiantes et ouvrières de 1968, selon les termes du structuralisme,
comme des phénomènes déterminés par les changements structurels de la
société.

Or la réponse de Jacques Lacan a été
d’affirmer que c’est précisément ce qui s’est passé en 1968 : les
structures sont bel et bien descendues dans la rue. Les explosifs
événements visibles étaient au bout du compte le résultat d’un
déséquilibre structurel – le passage d’une forme de domination à une
autre, que Lacan définissait comme le passage du discours du maître à
celui de l’université.

Une vision aussi sceptique n’est pas sans fondement. Comme l’ont souligné Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur livre Le Nouvel Esprit du capitalisme
(Gallimard, 1999), une nouvelle forme de capitalisme a peu à peu émergé
à partir des années 1970 : elle a développé une forme d’organisation en
réseaux fondée sur l’initiative et l’autonomie des employés sur le lieu
de travail. Ce faisant, le capitalisme a détourné la rhétorique
autogestionnaire anticapitaliste d’extrême gauche pour en faire un
slogan capitaliste : le socialisme se vit rejeté comme conservateur,
hiérarchique et administratif. La véritable révolution était celle du
capitalisme numérique…

Ce qui a survécu de la libération
sexuelle des années 1960 est cet hédonisme tolérant qui s’est si bien
intégré à notre idéologie hégémonique : aujourd’hui, la jouissance
sexuelle n’est pas seulement autorisée, elle est quasiment obligatoire
– celui qui ne jouit pas se sent culpabilisé. Cette quête de formes
radicales de plaisir a surgi à un moment politique précis : celui où
"l’esprit de 68" a épuisé ses potentiels politiques. A cet instant
critique (le milieu des années 1970), la seule option qui restait était
une poussée brutale et directe vers le réel, laquelle se manifesta sous
trois formes principales : la recherche de formes extrêmes de plaisir
sexuel ; le virage vers le réel de l’expérience intérieure (le
mysticisme oriental) ; et enfin le terrorisme politique gauchiste (la
Fraction armée rouge en Allemagne et les Brigades rouges en Italie,
etc.).

Les conséquences de ce retrait se font sentir aujourd’hui
encore. Ce qui était frappant lors des émeutes dans les banlieues
françaises de l’automne 2005, où l’on a vu brûler des milliers de
voitures dans une vaste éruption de violence, c’est l’absence totale de
toute perspective utopiste positive chez les émeutiers. Si le cliché
usé selon lequel nous vivons dans une époque post-idéologique a un
sens, il se situe là. Cela nous en dit long sur notre situation
actuelle : dans quel genre de monde vivons-nous, où la seule
alternative possible au consensus démocratique forcé est l’explosion de
violence (auto-) destructrice ?

Souvenons-nous du défi adressé par Lacan aux étudiants contestataires : "En tant que révolutionnaires, vous êtes des hystériques qui réclament un nouveau maître. Vous en aurez un." Et nous l’avons eu, en effet – sous la forme du maître postmoderne "permissif"
dont la domination est d’autant plus forte qu’elle est moins visible.
Si de nombreux changements positifs ont accompagné ce passage, on doit
pourtant se poser la question de fond : toute cette ivresse de liberté
n’aura-t-elle été que le moyen de substituer une nouvelle forme de
domination à l’ancienne ? Si nous considérons notre situation actuelle
avec le regard de l’année 1968, nous ne devons pas oublier le véritable
héritage de cette époque : le coeur de Mai 68 était le rejet du système
libéral-capitaliste, un non adressé au système dans son ensemble.

Il
est facile de se moquer de la notion de fin de l’Histoire développée
par Fukuyama, mais, aujourd’hui, la majorité des gens sont fukuyamistes
: le capitalisme libéral-démocratique est accepté comme la formule
enfin découverte de la meilleure société possible, tout ce que nous
pouvons faire est de le rendre plus juste, plus tolérant, etc.

C’est
pourquoi, une fois encore, la seule véritable question aujourd’hui est
: devons-nous prendre acte de cette acceptation généralisée du système,
ou bien le capitalisme global actuel produit-il en son sein des
contradictions suffisamment puissantes pour empêcher sa reproduction
perpétuelle ?

Ces contradictions sont au moins au nombre de
quatre : la menace d’une catastrophe écologique ; l’inadaptation de la
notion de propriété privée appliquée à ce que l’on appelle la
"propriété intellectuelle" ; les implications socio-éthiques des
nouveaux développements techno-scientifiques (notamment en
biogénétique) ; enfin, et ce n’est pas le moins important, l’apparition
de nouvelles formes d’apartheid, de nouveaux murs et bidonvilles. Le
11-Septembre sonne le glas des heureuses années clintoniennes et
symbolise l’époque qui s’ouvre, dans laquelle de nouveaux murs
surgissent partout, que ce soit entre Israël et la Cisjordanie, autour
de l’Union européenne ou à la frontière entre le Mexique et les
Etats-Unis.

Les trois premières de ces contradictions concernent les domaines que Michael Hardt et Toni Negri appellent les "communs",
la substance partagée de notre être social dont la privatisation est un
acte violent auquel on devrait résister, si nécessaire, par des moyens
violents. Parmi eux, on distingue les communs de nature extérieure,
menacés par la pollution et l’exploitation ; les communs de nature
intérieure ; et les communs de la culture, les formes immédiatement
socialisées de capital "cognitif", au premier rang desquels le langage,
notre principal outil de communication et d’éducation, mais aussi les
infrastructures partagées des transports publics, de l’électricité, de
la poste, etc.

Si on laissait Bill Gates s’assurer une position
de monopole, nous nous retrouverions dans la situation absurde où un
individu particulier posséderait littéralement la texture logicielle de
notre principal réseau de communication. Nous prenons peu à peu
conscience des potentiels destructeurs, pouvant aller jusqu’à
l’auto-annihilation de l’humanité elle-même, qui se déchaîneraient si
on laissait la logique capitaliste s’emparer de ces communs.

Ce
besoin d’établir une organisation et un engagement politiques globaux
capables de neutraliser et de canaliser les mécanismes du marché ne
revient-il pas à adopter une perspective communiste ? La référence aux
"communs" justifie par conséquent la résurrection de la notion de
communisme : elle nous permet de considérer la privatisation
progressive des communs comme un processus de prolétarisation de ceux
qui se trouvent ainsi exclus de leur propre substance.

Mais seule
la contradiction entre inclus et exclus est véritablement à même de
justifier le terme de communisme. A travers différentes sortes de
bidonvilles, nous assistons dans le monde entier à la croissance rapide
de populations échappant à tout contrôle étatique, vivant dans des
conditions de semi-illégalité, et qui manquent de façon criante des
formes minimales d’auto-organisation.

Bien que cette population
soit composée de travailleurs marginalisés, de fonctionnaires licenciés
et d’ex-paysans, ces derniers ne constituent pas pour autant un surplus
inutile : ils sont intégrés par bien des aspects dans l’économie
globale, puisque beaucoup d’entre eux travaillent comme salariés au
noir ou entrepreneurs individuels, privés de toute espèce de couverture
médicale ou sociale adéquate.

Il ne s’agit pas d’un accident
malheureux, mais du résultat inévitable de la logique intime du
capitalisme global. Un habitant des favelas de Rio de Janeiro ou d’un
bidonville de Shanghaï n’est pas différent de l’individu qui vit dans
une banlieue parisienne ou un ghetto de Chicago. La tâche essentielle
du XXIe siècle sera de politiser – en les organisant et en les disciplinant – les "masses déstructurées" des bidonvilles.

Si
nous ignorons ce problème des exclus, toutes les autres contradictions
perdront de leur pertinence subversive. L’écologie se limitera à un
problème de développement durable, la propriété intellectuelle à un
problème juridique complexe, la biogénétique à une question éthique.

Bref,
sans la contradiction entre inclus et exclus, nous pourrions fort bien
nous retrouver dans un monde où Bill Gates bénéficierait de l’image
d’un grand travailleur humanitaire luttant contre la pauvreté et les
maladies, et Rupert Murdoch celle d’un champion de l’environnement
capable de mobiliser des centaines de millions d’individus grâce à son
empire médiatique.

Ce qui nous menace, c’est de nous voir réduits
à des sujets cartésiens abstraits et vides, privés de tout contenu
substantiel, dépossédés de notre substance symbolique, contraints de
subir la manipulation de notre base génétique et de végéter dans un
environnement invivable. Cette triple menace à l’égard de notre être
tout entier fait de nous tous, d’une certaine façon, des prolétaires
potentiels, et la seule façon de nous y opposer est d’agir de façon
préventive.

La véritable utopie est de croire que le système
global actuel peut se reproduire indéfiniment ; la seule façon d’être
vraiment réaliste est d’envisager ce qui, au regard des critères de ce
système, ne peut apparaître autrement qu’impossible.

Traduit de l’anglais par Gilles Berton.

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