Avec quel socialisme le libéralisme est-il incompatible ?

La Tribune.fr –
17/06/08 à 9:34 – 920 mots

Avec quel socialisme le libéralisme est-il incompatible ?

L’incompatibilité radicale entre les deux
doctrines n’existe plus pour une raison simple: ce qui dans le
socialisme était incompatible avec le libéralisme a disparu pour
l’essentiel, estime Gérard Grunberg, directeur de recherche au
CNRS/Sciences po.

En prenant parti clairement pour la
compatibilité du socialisme et du libéralisme (*), Bertrand Delanoë a
relancé un débat presque aussi vieux que le socialisme lui-même. Dans
le passé, à chaque fois que les socialistes ont eu à trancher
politiquement cette question, ils ont réaffirmé l’incompatibilité entre
les deux doctrines. Ils avaient de fortes raisons pour le faire compte
tenu de la définition qu’ils avaient alors du socialisme. Mais le
socialisme d’alors a-t-il encore quelque chose à voir avec celui
d’aujourd’hui?

Originellement, le socialisme français, largement
nourri du marxisme, s’opposait alors aux trois dimensions du
libéralisme, politique, culturelle et idéologique. Politiquement, les
socialistes s’intéressaient peu aux formes de la "démocratie
bourgeoise" et de son système représentatif, même si sous l’influence
déterminante de Jaurès ils jouèrent le jeu électoral et parlementaire.

La
perspective de la révolution prolétarienne rendait inutile une
réflexion poussée sur le libéralisme politique. La dictature du
prolétariat, quelle que soit la définition qui en était donnée,
réglerait, au moins pour un temps, la question de la forme du pouvoir.

Culturellement,
la vision collectiviste des socialistes, malgré l’attachement fort de
Jaurès et de Blum aux libertés individuelles, et plus généralement à
l’héritage républicain, condamnait l’individualisme bourgeois.
L’épanouissement de l’individu ne pouvait venir que de celui de
l’humanité tout entière.

Economiquement, le but ultime du
socialisme était la disparition de l’entrepreneur capitaliste. Le
collectivisme était à la fois le but et la réalisation du socialisme
lui-même. Le profit individuel, donc le libéralisme économique, était
économiquement et moralement condamnable. La ligne de clivage entre
socialisme et libéralisme était alors claire et fondée sur des
incompatibilités théoriques.

Mais aujourd’hui? Le socialisme
français actuel est en réalité beaucoup plus proche du libéralisme
historique sur ces trois dimensions qu’il ne l’est de ses propres
origines. Politiquement, avec la fondation de la IVème, dans laquelle
ils ont joué un rôle majeur, les socialistes ont enfin clairement
revendiqué leur choix de la démocratie représentative et réaffirmé leur
attachement aux grandes libertés publiques. Accolant de manière assumée
le libéralisme politique à la démocratie, c’est-à-dire au suffrage
universel, les socialistes, après la guerre, ont participé, en France
comme ailleurs, au rétablissement et/ou au développement des régimes de
démocratie représentative.

Libéralisme politique et suffrage
universel ont été dès lors inséparables à leurs yeux. En se déclarant
désormais clairement réformistes, ils ont fait leurs adieux à la
révolution. Culturellement, depuis la césure historique de Mai 68, les
socialistes ont été les principaux acteurs de la traduction législative
et réglementaire du libéralisme culturel, même si la droite a également
joué un rôle important en ce sens au milieu des années 1970.

Ils
ont porté politiquement de manière continue les aspirations à
l’élargissement des libertés individuelles, publiques et privées. Face
à Nicolas Sarkozy combattant les valeurs de Mai 68, ils revendiquent
les valeurs du libéralisme culturel.

Economiquement, les
socialistes ont fini par admettre que l’économie administrée était à la
fois inefficace pour produire des richesses et liberticide, car cette
inefficacité incitait les dirigeants à y répondre par la suppression
des libertés et l’oppression. Ils ont compris qu’il fallait produire
les richesses avant de les distribuer et que seul un régime qui
autorisait et encourageait l’initiative économique privée permettait
d’y parvenir.

Ils sont ainsi devenus libéraux économiquement.
Leur nouvelle déclaration de principe du parti opte clairement pour
l’économie de marché, c’est-à-dire pour le libéralisme économique.

Certes,
cela ne signifie pas que les socialistes soient devenus simplement des
libéraux car, de même que politiquement ils ont accolé la démocratie au
libéralisme, économiquement, ils entendent donner un pouvoir important
à la puissance publique et prônent la régulation de l’économie. Etre
socialiste aujourd’hui, c’est être socialiste dans une société
libérale. Les socialistes auraient tort d’analyser cette évolution du
socialisme comme une défaite historique.

L’histoire, au
contraire, a condamné les régimes qui ont voulu contrer cette évolution
de manière radicale et ont ainsi abouti soit à la terreur, soit à la
faillite, soit aux deux. Dans ces conditions, Bertrand Delanoë ne
ferait qu’énoncer une banalité en se disant à la fois libéral et
socialiste si le mot libéral ne conservait encore aujourd’hui à gauche
une charge symbolique aussi forte.

Le libéralisme n’est pas
l’ennemi des socialistes, il est la doctrine avec laquelle ils doivent
trouver le meilleur compromis possible pour atteindre leurs objectifs
propres: la justice sociale, la réduction des inégalités, le soutien
des plus faibles, les moyens d’une action publique forte au service de
tous. Le débat entre le socialisme et le libéralisme demeure à la fois
nécessaire et compliqué.

La mondialisation en renouvelle pour
partie les termes. Mais l’incompatibilité radicale entre les deux
doctrines n’existe plus pour une raison simple: ce qui dans le
socialisme était incompatible avec le libéralisme a disparu pour
l’essentiel. Les réformistes s’en réjouiront, les révolutionnaires le
dénonceront. Mais c’est ainsi, et les débats sémantiques sur cette
question n’y changeront rien!

(*) voir l’article de Laurent Bouvet ("Socialisme et libéralisme sont-ils compatibles?") publié par Telos le 28 mai.

Copyright Telos (www.telos-eu.com)

Gérard Grunberg, directeur de recherche au CNRS/Sciences po

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